Vous qui aimez les coups de gueule Jean-François Desessard, vous souhaitez ce soir en pousser un à propos des gens pressés que nous sommes tous plus ou moins
Oui, en effet. Parce qu’aujourd’hui, j’ai la nette impression de n’être entouré que par des gens pressés, de ne croiser que des gens pressés, de ne rencontrer que des gens pressés qui semblent courir après le temps…
…. un temps dont Etienne Klein sait si bien nous parler depuis tant d’années qu’il en explore toutes les facettes. Ces victimes du temps qui file en sont arrivées à un point où elles ne répondent même plus à la quantité plus ou moins volumineuse de messages qui inondent leurs multiples messageries. Et pourtant ces personnes exercent des activités professionnelles qui nécessitent parfois de prendre du temps, de s’octroyer des pauses pour réfléchir, de se sortir de l’immédiateté. Oui mais voilà, « ELLES N’ONT PAS LE TEMPS » et le répètent à longueur de journée, y compris le week-end, à qui prend le temps de les écouter.
Mais de qui parlez-vous en particulier Jean-François ?
Des ingénieurs, des technologues, des créateurs de start-up, des communicants, des consultants, autant de gens que j’ai eu l’occasion de rencontrer en plus de trente années de journalisme scientifique et que j’ai vu évoluer et perdre pied progressivement vis-à-vis du temps. A la fin du siècle dernier, beaucoup lisaient encore, s’intéressaient à autre chose qu’à leur métier et prenaient le temps, tout simplement. Ils n’étaient pas encore stressés, accablés qu’ils sont aujourd’hui par un rythme de travail qui les malmène. Comme journaliste et communicant leur prêtant parfois ma plume, de plus en plus au fil des années je les ai entendu me dire : « faites plus court, les gens lisent de moins en moins ». Me voyant un jour avec ma serviette et un gros livre sous le bras, un jeune Science Po qui commençait alors sa carrière au sein d’un bureau de consulting réputé me lâcha avec un certain étonnement : « Vous lisez des livres très épais ». Rendez-vous compte !
Oui, et alors ?
Eh bien je crois, j’en suis même persuadé, que tous ces gens qui lisent de moins en moins, voire plus du tout, je parle de lire pour acquérir de nouvelles connaissances, voire juste pour le plaisir, celui des mots notamment, en sont arrivés à ne plus communiquer qu’à l’aide d’éléments de langage formatés partagés et repartagés jusqu’à l’excès qui ne nécessitent aucune réflexion et de mots « tendance » comme innovation qui est sans doute l’un des plus utilisés aujourd’hui avec le mot technologique et non pas technique. Un responsable régionale de l’INPI (l’Institut National de la Propriété Industrielle) me confia un jour que quand un haut fonctionnaire ou un ministre vient leur rendre visite, le jeu consiste à organiser des paris sur le nombre de fois que le mot innovation va être prononcé dans son discours. De mon côté, combien de chefs d’entreprise ou de créateurs de start-up m’ont parlé de leur ADN, ou du moins de l’ ADN de leur entreprise, qui elle-même se situe dans un « écosystème », une entreprise dont il est peut être temps de « changer le logiciel », tous ou presque utilisant le même langage, inodore et sans saveur.
Lorsqu’il fit la promotion sur Europe 1, le 30 août 2017, de sa nouvelle émission « 24 heures Pujadas, l’info en questions » diffusée sur LCI, la chaîne tout info, le journaliste vedette n’hésita pas à déclarer : « La pédagogie, c’est mon ADN ». Et évidemment, nous avons tous pu entendre ces journalistes qui s’octroient non plus la mission d’informer mais de « décrypter », comme si le téléspectateur lambda qui ne lit plus ou presque, et n’écrit guère, devait recevoir une nourriture informative déjà mâchée. Un objectif qui me fait d’autant plus sourire quand on sait que cette profession si passionnante qu’est le journalisme, compte, hélas, un nombre bien trop élevé à mon goût de gens incultes et peu curieux. D’où ce réflexe moutonnier qui caractérise la profession.
Vous ne trouvez pas qu’une fois de plus vous avez la dent dure et que vos propos sont quelque peu excessifs ?
Je ne crois pas mon cher François. Suis-je trop réaliste et pas assez hypocrite, ça c’est une certitude. Vous savez, cet appauvrissement de la langue et, qui plus est, de l’échange orale et de la correspondance écrite, de grands groupes industriels notamment l’observent de plus en plus au sein de leurs équipes. Combien d’ingénieurs sont incapables de rédiger un rapport correct. Attention, je ne parle pas des fautes de français, mais de fautes de syntaxe. J’ai pu voir de mes yeux des formulations incompréhensibles dans des rapports rédigés par des ingénieurs diplômés. J’ai pu remarquer aussi la multiplication de ces spécialistes qui, sortis de leur domaine, une fois l’interview achevé, n’ont rien à dire, sont tristement creux. Comme étudiant, j’ai eu la chance, il y a quelques décennies, d’avoir pour professeurs des hommes comme le neurobiologiste Henri Laborit ou le biologiste François Jacob, des scientifiques exceptionnels qui avaient aussi une passion pour les mots et l’écriture et ce qu’ils permettent. Je ne peux donc que me désoler, voire m’inquiéter de la situation actuelle qui, j’en suis convaincu, nuit à la créativité. Arrêtons de ne proposer quasiment que des solutions technologiques comme remèdes miracles aux nombreux problèmes de notre société. Il serait en effet dommage que la technologie devienne une pathologie chronique.
Mais alors que préconisez-vous ?
Un retour à l’écriture, la vraie, celle qui nous permet de poser le fruit de nos réflexions sur un support, papier ou numérique, réflexion qui demande évidemment de prendre le temps et de se concentrer. Si j’en crois mes amis professeurs dans les collèges ou les lycées, le temps de concentration de la moyenne des jeunes écoliers et lycéens ne cesse de se réduire. Aussi serait-il peut-être temps, avant de vouloir leur apprendre à coder, comme si la programmation informatique allait occuper l’essentiel de leur vie, de leur faire aimer les mots et l’écriture. Evidemment, ce n’est pas ce que l’on demande d’un futur start-uper. Mais là encore, arrêtons de fantasmer un peu béatement sur les oracles des pythies californiennes, essayons juste de former des citoyens qui saurons vivre en harmonie dans un environnement préservé.
Votre commentaire